L’affacturage des créances publiques constitue un mécanisme fondamental dans l’écosystème financier français, permettant aux entreprises de mobiliser leurs factures émises aux collectivités et organismes publics pour obtenir des liquidités immédiates. Face à l’augmentation des délais de paiement dans le secteur public et aux contraintes budgétaires croissantes, ce dispositif a connu un développement significatif ces dernières années. La réglementation encadrant ces pratiques se trouve à l’intersection du droit bancaire, du droit des contrats publics et des normes prudentielles, formant un cadre juridique complexe qui nécessite une analyse approfondie pour les praticiens comme pour les acteurs économiques.
Cadre juridique de l’affacturage des créances publiques en France
L’affacturage des créances publiques s’inscrit dans un environnement juridique spécifique qui combine plusieurs corpus législatifs. Au fondement de ce dispositif se trouve la loi Dailly du 2 janvier 1981, codifiée aux articles L.313-23 et suivants du Code monétaire et financier, qui permet la cession et le nantissement des créances professionnelles. Ce mécanisme a été progressivement adapté aux spécificités des marchés publics.
Le Code de la commande publique, entré en vigueur le 1er avril 2019, a consolidé les dispositions relatives au financement des contrats publics, notamment en ses articles R.2191-45 à R.2191-63. Ces textes organisent précisément les modalités de cession des créances issues de marchés publics et prévoient un formalisme particulier qui sécurise tant les établissements financiers que les pouvoirs adjudicateurs.
La réglementation bancaire européenne, notamment les Accords de Bâle III transposés dans le droit de l’Union par le règlement UE n°575/2013 (CRR) et la directive 2013/36/UE (CRD IV), impose aux établissements pratiquant l’affacturage des exigences prudentielles strictes. Ces normes influencent directement les conditions d’acceptation et de tarification des opérations d’affacturage portant sur des créances publiques.
Le traitement comptable de l’affacturage est encadré par les normes IFRS, particulièrement IFRS 9 pour les instruments financiers. Cette norme détermine les conditions dans lesquelles une créance cédée peut être décomptabilisée du bilan du cédant, avec des implications majeures sur la présentation des états financiers des entreprises recourant à l’affacturage.
La jurisprudence administrative a progressivement précisé les contours de la validité des cessions de créances publiques. L’arrêt du Conseil d’État du 25 juin 2018 (n°416825) a notamment confirmé que l’acceptation de la cession par le comptable public rend celle-ci opposable à l’administration, même en présence de contestations sur l’exécution du marché.
Particularités des créances publiques dans l’affacturage
Les créances détenues sur les personnes publiques présentent des caractéristiques distinctives qui influent sur leur traitement en affacturage :
- Une solvabilité présumée supérieure des débiteurs publics
- Des délais de paiement encadrés par la directive européenne 2011/7/UE et le décret n°2013-269 du 29 mars 2013
- Un formalisme administratif renforcé pour la validation des factures
- L’existence de procédures spécifiques de contestation des créances
Ces spécificités justifient un traitement réglementaire particulier et expliquent l’attractivité relative de ces créances pour les factors, malgré des délais de traitement parfois allongés.
Mécanismes opérationnels et contrôle réglementaire des opérations d’affacturage public
Le processus d’affacturage des créances publiques obéit à une mécanique opérationnelle strictement encadrée. La première étape consiste en l’établissement d’une convention d’affacturage entre l’entreprise titulaire du marché public et l’établissement financier agréé. Cette convention doit respecter les dispositions du Code monétaire et financier relatives aux opérations de crédit et aux services bancaires.
La notification de la cession constitue une phase déterminante du processus. Conformément à l’article R.2191-46 du Code de la commande publique, elle doit être signifiée au comptable assignataire par lettre recommandée avec accusé de réception. Le bordereau Dailly accompagnant cette notification doit comporter des mentions obligatoires, dont l’absence peut entraîner la nullité de la cession. Un exemplaire de la notification doit être transmis au représentant du pouvoir adjudicateur.
L’acceptation de la cession par la personne publique, bien que facultative, renforce considérablement la sécurité juridique de l’opération. Cette acceptation, formalisée selon les modalités prévues à l’article R.2191-50 du Code, rend la cession définitivement opposable à l’administration, qui renonce alors à opposer au cessionnaire les exceptions fondées sur ses rapports personnels avec le titulaire du marché.
Le financement effectif intervient généralement selon deux modalités principales : l’affacturage classique, où le factor avance immédiatement 70 à 90% du montant des créances cédées, ou l’affacturage inversé (reverse factoring), où le mécanisme est initié par le donneur d’ordre public pour faciliter le financement de ses fournisseurs.
La Banque de France et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) exercent une surveillance étroite des établissements pratiquant l’affacturage. Le reporting réglementaire imposé par ces autorités comprend notamment :
- Les déclarations SURFI détaillant l’exposition aux risques liés à l’affacturage
- Les états COREP relatifs aux exigences en fonds propres
- Des rapports spécifiques sur la concentration des risques par type de débiteurs
Les contrôles thématiques menés par l’ACPR sur les activités d’affacturage ont récemment mis l’accent sur la qualité de l’évaluation du risque client et sur la conformité des procédures de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT). La décision de la Commission des sanctions de l’ACPR du 24 janvier 2020 a rappelé l’importance de ces obligations pour les établissements spécialisés en affacturage.
Régulation des commissions et frais d’affacturage
La tarification des opérations d’affacturage public fait l’objet d’une attention particulière des régulateurs. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) veille à la transparence des conditions tarifaires appliquées, conformément aux dispositions du Code de la consommation et du Code de commerce relatives aux pratiques restrictives de concurrence.
La Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC) a émis plusieurs avis concernant les pratiques tarifaires dans le secteur de l’affacturage, recommandant une présentation claire et détaillée des différentes composantes du coût (commission de financement, commission de service, frais de dossier).
Évolution du cadre réglementaire face aux innovations financières
Le cadre réglementaire de l’affacturage public connaît des mutations profondes sous l’effet conjugué des avancées technologiques et des nouvelles approches du financement de court terme. La dématérialisation des factures publiques, généralisée progressivement depuis le 1er janvier 2017 pour les grandes entreprises et étendue à l’ensemble des entreprises à l’horizon 2023-2025, modifie substantiellement les mécanismes d’affacturage.
La plateforme Chorus Pro, déployée par l’Agence pour l’informatique financière de l’État (AIFE), constitue désormais le point d’entrée obligatoire pour la transmission des factures électroniques destinées aux entités publiques. L’arrêté du 9 décembre 2016 relatif au développement de la facturation électronique précise les modalités techniques de cette dématérialisation. Pour adapter l’affacturage à ce nouvel environnement, le décret n°2018-1075 du 3 décembre 2018 a modifié les dispositions réglementaires du Code de la commande publique concernant la cession des créances issues de marchés publics.
L’émergence des plateformes de financement participatif (crowdfunding) dédiées aux créances publiques constitue une innovation majeure. Ces plateformes, régulées par le statut d’intermédiaire en financement participatif (IFP) créé par l’ordonnance n°2014-559 du 30 mai 2014, proposent à des investisseurs particuliers ou professionnels de financer des créances détenues sur des entités publiques. Cette évolution a conduit l’Autorité des marchés financiers (AMF) à adapter sa doctrine, notamment dans sa position-recommandation DOC-2014-10 relative au financement participatif.
La blockchain et les technologies de registre distribué ouvrent de nouvelles perspectives pour la cession et le suivi des créances publiques. La loi PACTE du 22 mai 2019 a introduit un cadre juridique pour les actifs numériques et autorisé l’utilisation de la blockchain pour la représentation et la transmission d’instruments financiers. L’ordonnance n°2017-1674 du 8 décembre 2017 avait déjà posé les bases de l’utilisation de cette technologie pour la représentation et la transmission de titres financiers.
Face à ces innovations, les autorités de régulation adaptent leur approche. L’ACPR a créé en 2016 le Pôle Fintech-Innovation pour accompagner les porteurs de projets innovants dans le domaine financier. La Banque centrale européenne (BCE), dans ses orientations sur les opérations de titrisation, publiées en mars 2022, a précisé le traitement prudentiel applicable aux opérations d’affacturage innovantes, notamment celles utilisant des technologies de registre distribué.
Convergence des réglementations européennes
L’harmonisation des règles applicables à l’affacturage au niveau européen progresse graduellement. Le règlement (UE) 2021/1230 du Parlement européen et du Conseil du 14 juillet 2021 concernant les paiements transfrontaliers dans l’Union a renforcé la transparence des frais liés aux opérations de paiement, avec un impact direct sur les pratiques d’affacturage transfrontalier.
La directive (UE) 2021/2167 du 24 novembre 2021 sur les gestionnaires de crédits et les acheteurs de crédits vise à développer les marchés secondaires de prêts non performants, avec des implications potentielles pour le marché de l’affacturage des créances publiques.
- Renforcement de la protection des données dans les opérations d’affacturage transfrontalières
- Standardisation des documents contractuels pour faciliter les cessions
- Création d’un passeport européen pour les établissements d’affacturage
Contentieux et jurisprudence : points de vigilance pour les praticiens
Le contentieux de l’affacturage des créances publiques s’est considérablement enrichi ces dernières années, dessinant un paysage jurisprudentiel complexe que les praticiens doivent maîtriser. Les juridictions administratives ont précisé plusieurs aspects cruciaux du régime juridique applicable.
La question de l’opposabilité des exceptions est centrale dans le contentieux de l’affacturage public. Le Conseil d’État, dans sa décision du 8 février 2019 (n°420454, Société Banque CIC Ouest), a confirmé que l’acceptation de la cession par le comptable public interdit à l’administration d’opposer au factor les exceptions fondées sur ses rapports avec le titulaire du marché, y compris en cas de malfaçons. Cette jurisprudence renforce considérablement la position des établissements d’affacturage mais nécessite une vigilance accrue dans l’analyse des risques préalable à l’opération.
Les conflits de compétence juridictionnelle constituent une problématique récurrente. La Cour de cassation (Cass. com., 13 septembre 2017, n°16-10.206) a rappelé que les litiges relatifs à l’exécution du contrat d’affacturage relèvent des juridictions judiciaires, tandis que ceux concernant l’exécution du marché public sous-jacent demeurent de la compétence du juge administratif. Cette dualité juridictionnelle complexifie le traitement des contentieux, particulièrement lorsqu’ils impliquent simultanément des questions relatives au contrat d’affacturage et au marché public.
La validité formelle des cessions fait l’objet d’une jurisprudence abondante. Le Tribunal des conflits, dans sa décision du 14 mai 2018 (n°4116), a précisé que l’absence de mention du montant des créances cédées sur le bordereau Dailly n’entraîne pas automatiquement la nullité de la cession si les créances sont suffisamment identifiables. Cette approche pragmatique tempère le formalisme strict traditionnellement associé aux cessions de créances publiques.
Les contentieux liés aux procédures collectives se multiplient dans un contexte économique tendu. La Cour de cassation (Cass. com., 22 mars 2017, n°15-15.361) a confirmé que l’ouverture d’une procédure collective à l’encontre du cédant ne remet pas en cause les cessions de créances publiques antérieurement notifiées, même si les créances n’étaient pas encore nées au jour du jugement d’ouverture. Cette solution sécurise les opérations d’affacturage portant sur des marchés publics à exécution successive.
Responsabilité des acteurs dans les opérations d’affacturage public
La jurisprudence a progressivement défini les contours de la responsabilité des différents intervenants dans les opérations d’affacturage public. La responsabilité du comptable public a été précisée par la Cour des comptes dans son arrêt du 19 janvier 2021 (n°S2021-0013), qui rappelle l’obligation de vérifier scrupuleusement la régularité formelle des notifications de cession avant tout paiement au cessionnaire.
La responsabilité des factors fait l’objet d’une jurisprudence en développement. La Cour d’appel de Paris (CA Paris, 17 septembre 2020, n°18/03243) a reconnu un devoir de conseil renforcé à la charge de l’établissement d’affacturage lorsqu’il traite avec des entreprises peu familières des mécanismes de cession de créances publiques.
- Vigilance sur la validité des notifications de cession
- Vérification de l’absence de cessions antérieures
- Contrôle de la conformité des factures aux stipulations du marché public
- Analyse des clauses limitatives de cession dans les cahiers des charges
Perspectives d’évolution et enjeux stratégiques pour les acteurs du marché
Le paysage de l’affacturage des créances publiques connaît des transformations structurelles qui redéfinissent les stratégies des acteurs impliqués. L’accélération de la digitalisation des processus d’affacturage constitue une tendance de fond, amplifiée par la généralisation de la facturation électronique. La loi de finances pour 2020 a fixé un calendrier ambitieux pour la généralisation de la facturation électronique entre entreprises, avec un impact direct sur les opérations d’affacturage impliquant des créances publiques.
Les nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle et le machine learning transforment l’analyse des risques dans l’affacturage. Ces outils permettent une évaluation plus fine de la qualité des créances publiques, en intégrant des données historiques sur les délais de paiement des différentes entités publiques et en détectant les anomalies potentielles dans les factures soumises à l’affacturage. Les régulateurs, conscients de ces évolutions, développent une approche de supervision adaptée, comme en témoigne le rapport de l’ACPR publié en décembre 2020 sur l’intelligence artificielle dans le secteur financier.
L’émergence de nouveaux acteurs non bancaires sur le marché de l’affacturage public modifie l’équilibre concurrentiel. Les fintechs spécialisées dans le financement de factures proposent des solutions plus flexibles et réactives que les établissements traditionnels. Cette évolution a conduit le législateur à adapter le cadre réglementaire, notamment avec la création du statut d’intermédiaire en financement participatif par l’ordonnance n°2014-559 du 30 mai 2014, récemment modifiée par le règlement européen 2020/1503 du 7 octobre 2020 relatif aux prestataires européens de services de financement participatif.
Le développement de l’affacturage inversé (reverse factoring) dans le secteur public représente une innovation majeure. Ce mécanisme, où l’initiative du financement vient du donneur d’ordre public plutôt que du fournisseur, permet d’optimiser la chaîne de paiement tout en soutenant le tissu des PME fournisseurs de l’administration. La circulaire du Premier ministre du 12 février 2020 relative à l’accélération du paiement des fournisseurs de l’État a encouragé le recours à ce type de dispositifs.
Défis réglementaires à venir
L’évolution du cadre réglementaire présente plusieurs défis pour les acteurs du marché. La finalisation de Bâle III (parfois appelée Bâle IV) modifie significativement le traitement prudentiel des expositions liées à l’affacturage. Le Comité de Bâle a publié en décembre 2017 un ensemble de réformes qui renforcent les exigences en fonds propres pour certaines catégories d’actifs, avec une mise en œuvre progressive jusqu’en 2027.
La taxonomie européenne pour les activités durables, établie par le règlement (UE) 2020/852 du 18 juin 2020, introduit de nouvelles exigences en matière de reporting extra-financier qui concerneront progressivement les activités d’affacturage. Les établissements devront démontrer comment leurs opérations d’affacturage contribuent aux objectifs environnementaux et sociaux définis au niveau européen.
La lutte contre les retards de paiement demeure une priorité politique qui influence directement le marché de l’affacturage public. Le rapport de la Cour des comptes publié en 2019 sur les délais de paiement de l’État a mis en évidence des progrès mais aussi des marges d’amélioration significatives. Cette problématique a été renforcée par les difficultés de trésorerie liées à la crise sanitaire, conduisant à une attention accrue des pouvoirs publics.
- Adaptation aux nouvelles normes prudentielles internationales
- Intégration des critères ESG dans l’évaluation des opérations d’affacturage
- Développement de solutions technologiques conformes au RGPD
- Anticipation des évolutions du droit européen des contrats publics
Le marché de l’affacturage des créances publiques se trouve ainsi à la croisée des chemins, entre innovation technologique, évolution réglementaire et transformation des besoins des acteurs économiques. Les établissements qui sauront anticiper ces mutations et adapter leurs modèles opérationnels disposeront d’un avantage compétitif déterminant dans un secteur en pleine recomposition.
