L’assurance multirisque professionnelle face aux pertes d’exploitation prolongées : guide complet pour entreprises

La crise sanitaire mondiale a mis en lumière un risque souvent sous-estimé par les entreprises : les pertes d’exploitation prolongées. Ce phénomène peut mettre en péril la survie même d’une organisation, quelle que soit sa taille. En France, le cadre juridique de l’assurance multirisque professionnelle offre des protections spécifiques, mais dont les limites ont été révélées lors d’événements exceptionnels. Ce document analyse les mécanismes de couverture des pertes d’exploitation dans les contrats multirisques professionnels, examine les évolutions jurisprudentielles récentes, et propose des stratégies d’optimisation de la protection assurantielle face à des interruptions d’activité de longue durée.

Fondements juridiques de la garantie pertes d’exploitation

La garantie pertes d’exploitation constitue un volet fondamental de l’assurance multirisque professionnelle. Elle trouve son fondement juridique dans le Code des assurances, notamment à l’article L.121-1 qui établit le principe indemnitaire selon lequel l’indemnité due par l’assureur ne peut dépasser le montant de la valeur de la chose assurée au moment du sinistre. Cette garantie vise à maintenir le résultat financier de l’entreprise qui aurait été obtenu si le sinistre n’était pas survenu.

La Cour de cassation a précisé dans plusieurs arrêts de principe que cette garantie doit couvrir la perte de marge brute consécutive à la réduction ou à l’interruption d’activité, ainsi que les frais supplémentaires engagés pour limiter les conséquences du sinistre. L’arrêt du 17 octobre 2019 (Civ. 2e, n°18-15.642) a notamment confirmé que les pertes d’exploitation doivent être directement liées à un dommage matériel garanti par le contrat.

Le cadre contractuel des polices multirisques professionnelles distingue généralement deux types de couvertures :

  • La garantie pertes d’exploitation après dommage, qui nécessite un dommage matériel préalable
  • La garantie pertes d’exploitation sans dommage, couvrant certaines situations spécifiques comme l’impossibilité d’accès aux locaux

Conditions d’activation de la garantie

Pour être mise en œuvre, la garantie pertes d’exploitation exige généralement trois conditions cumulatives :

Premièrement, l’existence d’un fait générateur couvert par le contrat. La jurisprudence française est constante sur ce point depuis l’arrêt de la Chambre commerciale du 12 juin 2012 (n°11-14.757), qui a établi que le déclenchement de la garantie est soumis à la réalisation d’un risque expressément prévu au contrat.

Deuxièmement, la survenance d’une interruption ou réduction d’activité directement imputable à ce fait générateur. Cette exigence de causalité directe a été renforcée par la Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 17 mars 2021 (n°20/08223) relatif aux fermetures administratives durant la pandémie.

Troisièmement, la constatation d’un préjudice financier quantifiable. Le Tribunal de commerce de Paris a précisé dans son jugement du 22 janvier 2021 que la charge de la preuve du préjudice incombe à l’assuré, conformément à l’article 1353 du Code civil.

Analyse des clauses contractuelles et leurs interprétations judiciaires

L’examen des contrats d’assurance multirisque professionnelle révèle une grande diversité dans la rédaction des clauses relatives aux pertes d’exploitation prolongées. Ces variations textuelles ont donné lieu à d’intenses débats judiciaires, notamment durant la crise sanitaire.

La garantie standard couvre généralement les pertes d’exploitation consécutives à des dommages matériels (incendie, dégât des eaux, etc.). Le Tribunal de commerce de Lille, dans sa décision du 15 février 2021, a rappelé que cette configuration classique exige un dommage matériel tangible, rejetant ainsi la qualification de la contamination virale comme dommage matériel.

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Certains contrats proposent une extension de garantie pour couvrir les pertes d’exploitation sans dommage matériel préalable. Ces extensions peuvent inclure les fermetures administratives, mais comportent souvent des exclusions concernant les épidémies. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence (18 mars 2021, n°20/06264) a précisé que ces exclusions doivent être formelles et limitées pour être opposables à l’assuré, conformément à l’article L.113-1 du Code des assurances.

Un point de contentieux majeur concerne l’interprétation des clauses d’exclusion. Selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, notamment son arrêt du 26 novembre 2020 (n°18-16.067), ces clauses doivent être interprétées strictement. Toute ambiguïté s’interprète en faveur de l’assuré, suivant le principe contra proferentem consacré par l’article 1190 du Code civil.

Durée d’indemnisation et franchise

Les contrats prévoient généralement une période d’indemnisation maximale, variant de 12 à 24 mois selon les formules. Cette durée constitue un élément déterminant dans le cas des pertes d’exploitation prolongées. La Cour d’appel de Lyon (9 avril 2021, n°19/08506) a considéré que cette période commence à courir dès la survenance du sinistre, même si les effets financiers se manifestent ultérieurement.

La question des franchises temporelles fait l’objet d’une attention particulière des tribunaux. Ces franchises, exprimées en jours d’activité, peuvent substantiellement réduire l’indemnisation en cas de sinistre prolongé. Le Tribunal de commerce de Bordeaux (10 mai 2021) a validé l’application de franchises de 3 jours ouvrés, tout en sanctionnant une franchise de 30 jours jugée excessive au regard de la protection attendue.

Les spécificités des pertes d’exploitation prolongées

Les pertes d’exploitation prolongées présentent des caractéristiques particulières qui les distinguent des interruptions d’activité de courte durée, tant dans leur nature que dans leur traitement assurantiel.

La première spécificité réside dans l’effet cumulatif des pertes. Au-delà d’une certaine durée, généralement estimée à trois mois selon une étude de la Fédération Française de l’Assurance, les pertes ne suivent plus une progression linéaire mais exponentielle. Ce phénomène s’explique par la perte de parts de marché, la défection de clients réguliers et la détérioration des relations avec les fournisseurs.

La seconde particularité concerne les frais supplémentaires d’exploitation qui évoluent avec la durée de l’interruption. Si les premiers mois génèrent des coûts liés au maintien minimal de l’activité, une interruption prolongée entraîne des dépenses de nature différente : frais de conservation de la clientèle, coûts de relocalisation temporaire, ou investissements dans des canaux de distribution alternatifs.

Méthodes d’évaluation du préjudice

L’évaluation du préjudice constitue un enjeu majeur des pertes d’exploitation prolongées. La jurisprudence a progressivement affiné les méthodes acceptables.

La méthode dite de la marge brute historique, qui se fonde sur les résultats des exercices précédents, reste la référence. Toutefois, la Cour d’appel de Paris (14 janvier 2022, n°21/05321) a reconnu ses limites en cas d’interruption de longue durée, notamment pour les entreprises en croissance ou dans des secteurs cycliques.

Une approche alternative validée par la Cour d’appel de Rennes (23 mars 2021, n°19/06182) consiste à recourir à la méthode des scénarios contrefactuels, qui modélise ce qu’aurait été l’activité sans sinistre en tenant compte des tendances sectorielles et des performances des concurrents.

Pour les très longues interruptions, supérieures à un an, la Cour de cassation a admis dans son arrêt du 3 décembre 2020 (n°19-17.517) la prise en compte de l’érosion de la valeur du fonds de commerce comme composante du préjudice indemnisable, élargissant ainsi le périmètre traditionnel de la garantie.

  • Perte de chiffre d’affaires directe
  • Frais supplémentaires d’exploitation
  • Surcoûts liés au redémarrage
  • Perte de valeur du fonds de commerce (pour les interruptions très prolongées)

Évolution du cadre juridique post-pandémie

La crise sanitaire liée au Covid-19 a provoqué un bouleversement profond dans l’approche juridique des pertes d’exploitation prolongées. Ce contexte inédit a généré un contentieux massif et conduit à des évolutions significatives du cadre normatif.

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Le contentieux pandémique a donné lieu à une jurisprudence contrastée. Dans un premier temps, plusieurs juridictions du fond, comme le Tribunal de commerce de Paris (jugement du 22 janvier 2021, n°2020035625) ont adopté une interprétation extensive des garanties, considérant que l’ambiguïté des clauses devait profiter aux assurés. Cette tendance a été progressivement infléchie par les cours d’appel, puis par la Cour de cassation qui, dans son arrêt du 16 septembre 2021 (n°19-25.136), a fixé un cadre plus restrictif en exigeant un lien de causalité direct entre la fermeture administrative et la garantie expressément prévue au contrat.

Face à cette situation, le législateur est intervenu avec la loi du 31 mai 2021 relative à la gestion de sortie de crise sanitaire. Ce texte a notamment prévu l’obligation pour les assureurs de clarifier dans leurs contrats le traitement des risques sanitaires. Cette exigence de transparence a été renforcée par un avis de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) du 23 juin 2021, qui recommande aux organismes d’assurance d’expliciter sans ambiguïté la couverture ou l’exclusion des pertes d’exploitation sans dommage matériel.

Le régime Cat Nat et ses limites

La question de l’extension du régime des catastrophes naturelles aux risques sanitaires majeurs a été débattue. La proposition de loi n°3454 déposée le 21 octobre 2020 visait à créer un régime d’indemnisation des catastrophes exceptionnelles, incluant les crises sanitaires. Bien que non adoptée en l’état, cette initiative a conduit à une réflexion approfondie sur les mécanismes de mutualisation des risques exceptionnels.

La réforme du régime Cat Nat par la loi du 28 décembre 2021 a apporté des modifications substantielles, notamment en matière de transparence des décisions de reconnaissance et de délais d’instruction. Toutefois, cette réforme n’a pas étendu le champ d’application aux pandémies, maintenant ainsi une lacune dans la couverture des risques majeurs.

En parallèle, le Haut Conseil de Stabilité Financière a publié le 18 mars 2022 des recommandations visant à renforcer la résilience du secteur assurantiel face aux risques systémiques. Ces orientations préconisent notamment le développement de partenariats public-privé pour les risques dont l’ampleur dépasse la capacité du marché de l’assurance.

Stratégies de protection optimisée pour les entreprises

Face aux limitations des garanties standard et aux enseignements des contentieux récents, les entreprises doivent adopter une approche stratégique pour optimiser leur protection contre les pertes d’exploitation prolongées.

La première recommandation consiste à procéder à un audit complet des polices d’assurance existantes. Cette analyse doit porter une attention particulière aux définitions contractuelles du fait générateur, aux exclusions et aux plafonds d’indemnisation. L’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 14 septembre 2021 (n°20/04384) souligne l’importance de cette vigilance, en rappelant que l’assuré est tenu de vérifier l’adéquation des garanties souscrites à ses besoins spécifiques.

La deuxième stratégie repose sur la diversification des couvertures. Au-delà de la multirisque professionnelle classique, certains risques peuvent être couverts par des polices spécialisées. La garantie homme-clé, par exemple, peut compléter utilement la couverture en cas d’indisponibilité prolongée du dirigeant, comme l’a reconnu la Cour de cassation dans son arrêt du 7 avril 2022 (n°21-14.072).

Clauses à négocier

Plusieurs points contractuels méritent une attention particulière lors de la négociation ou du renouvellement des polices :

  • La période d’indemnisation, qui devrait idéalement correspondre au cycle de reprise d’activité du secteur concerné
  • Les modalités de calcul de la marge brute assurée, en privilégiant des formules adaptatives qui tiennent compte de la croissance prévisionnelle
  • L’inclusion de frais supplémentaires étendus, couvrant notamment les coûts de maintien de la clientèle
  • La définition précise des événements déclencheurs, en veillant à inclure les situations d’impossibilité d’accès ou de carence de fournisseurs
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Une attention particulière doit être portée à la territorialité des garanties. Pour les entreprises ayant des activités internationales, la Cour d’appel de Douai (arrêt du 11 février 2021, n°20/01392) a rappelé que les pertes subies à l’étranger ne sont couvertes que si le contrat le prévoit expressément.

La mise en place d’un plan de continuité d’activité (PCA) constitue également un élément déterminant, non seulement pour limiter l’impact d’un sinistre, mais aussi pour faciliter l’indemnisation. Le Tribunal de commerce de Nanterre, dans son jugement du 17 juin 2021, a valorisé l’existence d’un tel dispositif dans l’évaluation du préjudice indemnisable.

Solutions assurantielles innovantes

Le marché de l’assurance a développé des solutions innovantes pour répondre aux limitations des couvertures traditionnelles. Les polices paramétriques, qui déclenchent une indemnisation automatique lorsque certains paramètres prédéfinis sont atteints (comme un niveau de baisse du chiffre d’affaires), gagnent en popularité. La Fédération Française de l’Assurance a validé ce mécanisme dans ses recommandations du 7 juillet 2021, sous réserve d’une information claire sur les conditions de déclenchement.

Les captives d’assurance, structures créées par une entreprise pour couvrir ses propres risques, représentent une alternative pour les grands groupes. La loi de finances pour 2022 a d’ailleurs assoupli le régime fiscal applicable à ces entités, reconnaissant leur rôle dans la gestion des risques difficilement assurables sur le marché traditionnel.

L’avenir de la protection contre les pertes d’exploitation majeures

Le paysage de l’assurance des pertes d’exploitation connaît des transformations profondes, annonçant une reconfiguration du marché et de nouvelles approches de la gestion des risques exceptionnels.

La première tendance significative concerne l’émergence de partenariats public-privé pour les risques systémiques. S’inspirant du modèle du régime Cat Nat, plusieurs propositions visent à créer un dispositif comparable pour les crises sanitaires ou les cyberattaques d’ampleur. Le rapport Chauvin-Tirole remis au gouvernement en juillet 2022 préconise ainsi la création d’un Fonds de Résilience Économique qui interviendrait en complément des assureurs privés pour les sinistres dépassant certains seuils.

La deuxième évolution majeure réside dans l’intégration croissante des données massives (big data) et de l’intelligence artificielle dans l’évaluation des risques d’interruption d’activité. Ces technologies permettent une tarification plus fine et personnalisée, mais soulèvent des questions juridiques nouvelles. La CNIL a d’ailleurs publié en février 2022 des lignes directrices sur l’utilisation des algorithmes prédictifs en assurance, fixant un cadre pour ces pratiques innovantes.

Vers une standardisation des garanties ?

Face à la complexité croissante des contrats et aux contentieux qui en découlent, plusieurs initiatives visent à standardiser certains aspects des garanties pertes d’exploitation. L’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution a publié en octobre 2022 une recommandation incitant les assureurs à adopter une terminologie commune pour décrire les événements couverts et exclus.

Dans le même esprit, la Fédération Française de l’Assurance a élaboré en mars 2023 un référentiel de clauses-types pour les garanties pertes d’exploitation sans dommage. Cette démarche, bien qu’elle préserve la liberté contractuelle, vise à réduire les zones d’incertitude juridique qui ont alimenté le contentieux pandémique.

La question de l’assurabilité même de certains risques majeurs fait l’objet d’un débat renouvelé. Les principes traditionnels de l’assurance (aléa, mutualisation) se heurtent aux caractéristiques des risques systémiques contemporains. La Cour des comptes, dans son rapport thématique de juin 2022, suggère de repenser la frontière entre risques assurables et non assurables, en privilégiant des approches hybrides associant prévention renforcée et mécanismes d’indemnisation adaptés.

Pour les entreprises, ces évolutions impliquent une vigilance accrue et une approche proactive de la gestion des risques. Le développement de la résilience organisationnelle, concept qui dépasse la simple continuité d’activité pour englober la capacité d’adaptation et de transformation face aux crises, devient un complément indispensable aux protections assurantielles.

L’interconnexion croissante des risques (sanitaires, climatiques, cybernétiques, géopolitiques) appelle à une vision intégrée de la protection financière des entreprises. Les contrats multirisques professionnels de demain devront probablement adopter une architecture modulaire, permettant d’ajuster finement la couverture aux spécificités de chaque organisation tout en maintenant une lisibilité suffisante pour sécuriser les relations contractuelles.